DISCOGRAPHIE

pour le commander : ici
Entretien avec Alexander Rider
Votre formation avec Isabelle Moretti a-t-elle influencé votre approche de l'interprétation de la musique française sur cet album ?
En tant que grande admiratrice de Gabriel Fauré, Isabelle Moretti est associée depuis longtemps à la « musique Française ». J’ai eu la chance de suivre son enseignement pendant cinq années au Conservatoire National de Paris où j’ai travaillé une des oeuvres de Debussy présente dans cet album et j’ai pu échanger longuement avec elle à ce sujet, et plus précisément, sur l’ensemble de l’œuvre du maître de l’impressionnisme musical français. En faisant travailler les œuvres originales du répertoire, je pense qu’elle a essayé de me transmettre et de développer chez moi ce qui pourrait être les « oreilles » nécessaires à l’interprétation de ce répertoire. Très jeune, l’un des tous premiers enregistrements d’Isabelle Moretti que j’ai entendu comportait exclusivement les œuvres françaises du répertoire de harpe (Les divertissements d’André Caplet, L’Impromptu op. 86 de Fauré, Les thèmes et Variations de Pierre Sancan...). La sonorité chaude et une sorte de « pulvérisation rythmique » qui se dégageait de sa manière de jouer et de faire chanter l’instrument ont toujours été pour moi une source d’inspiration majeure dans mon cheminement artistique.
Pouvez-vous nous expliquer votre processus créatif lors du choix et de l'arrangement des compositions de Debussy, « Hommage à Rameau » et « La Plus que lente » ?
Avant tout, Debussy est le compositeur que j’admire le plus. Lorsque j’écoute ses Images pour orchestre l.122 (Ibéria et Rondes de Printemps), je me trouve littéralement dans un état que je qualifierais de « transe extra-musicale ». Je l’ai bien entendu découvert dès mes premières années d’apprentissage avec la Sonate pour flûte alto et harpe, puis sont venus par la suite les oeuvres du répertoire pour piano seul à travers les enregistrements et interprétations légendaires de Pollini, Kocsis, Ashkenazy, François-Frédéric Guy, Jean-Efflam Bavouzet, et même par des interprètes plus proches de ma génération tels que Jean-Paul Gasparian, Selim Mazari… Les trois pièces présentées sur ce disque sont la « clé de voûte » de ce programme et il aurait été inenvisageable de réaliser ce projet sans la présence d’une de ses œuvres. Il ne s’agit pas de travail d’arrangement à proprement parlé, car je les joue d’après l’édition originale de chez Durant en y apportant que de très mineures modifications. J’ai commencé par La soirée dans Grenade sur les conseils d’Isabelle Moretti qui avait déjà l’expérience de cette pièce et j’ai par la suite cherché deux autres pièces pouvant l’accompagner pour cet album mais avec une écriture différente. Elles sont extraites de recueils différents, et demandent un ton suffisamment réfléchi car leur écriture tantôt raréfiée, tantôt touffue requière de la part de l’interprète une grande dextérité ainsi qu’une grande rigueur sans en enlever le sentiment de liberté caractéristique à cette musique.
Quels aspects de la harpe lui permettent, selon vous, d'exprimer les nuances des morceaux sélectionnés dans « Résurgence » ?
Je pense que la résonance est le principal aspect de ce programme. Il est évident que le potentiel sonore de la harpe a permis à Marcel Tournier et à Claude Debussy d’exprimer au mieux dans leurs oeuvres le rêve et l’imaginaire impressionniste de leur temps. Ce principe de résonance et d’ailleurs l’une des principales caractéristiques de l’oeuvre pour piano de Debussy, où l’utilisation de la pédale sera révolutionnée .La longue pédale harmonique au début de La soirée dans Grenade installe déjà cette ambiance sombre et suspendue. Les courts motifs rythmiques en forme de boucles et les silences en suspension en ouverture des Impromptus de Jean Cras donnent comme chez Debussy un sentiment général d’improvisation à la structure générale de l’œuvre. La harpe ne possède pas, bien entendu, de pédale de résonance. Chaque œuvre ici, utilise ce procédé harmonique fondé sur différents groupes de résonance, sorte de « colonne » de vibration qui met en avant de manière récurrente le registre médium-grave de l’instrument. Cela demande à l’interprète de stopper, qu’à de très rares instants, le son de façon immédiate, laissant ainsi à l’auditeur le temps profiter de chacune des différentes atmosphères. On retrouve, évidemment, ce style harmonique dans Tocar de Bruno Mantovani où avec une grande variété de sons dynamiques et une immense richesse harmonique, le compositeur joue sur les différentes résonances de l’instrument et donne à cette œuvre un caractère sombre et obsessionnel .
Comment percevez-vous l'influence de Debussy sur la musique moderne pour harpe, et souhaitez-vous perpétuer cet héritage dans vos enregistrements et performances futurs ?
Je ne suis qu’un interprète, donc perpétuer un héritage paraît difficile à mon niveau. Je considère que seul un compositeur ou une compositrice contemporaine est plus à même de la faire. J’ai eu la chance d’interpréter à plusieurs reprises la « Danse Libre » pour harpe et orchestre (créée en 2017) de Bruno Mantovani, qui est inspirée et conçue comme un prélude aux Danses sacrées et profanes de Debussy. C’est fascinant que ce courant artistique, inventé il y a presque 120 ans, influence encore l’art à notre époque. Mais, vous savez, Debussy est tellement universel qu’il n’y a aucun compositeur aujourd’hui qui n’a pas été un temps soit peu inspiré par sa révolution musicale, sa nouvelle conception du temps et son rapport au timbre. En peinture, Claude Monet a amené le modernisme qui s’est développé tout au long du XXe siècle jusqu’à des artistes tels que Joan Mitchell.Debussy a, quant à lui, ouvert la voie aux compositeurs modernes et contemporains, allant de Messiaen, au courant spectral de Gérard Grisay et de Tristan Murail en passant par Pierre Boulez et le sérialisme intégral. En « brouillant » la tonalité (comme dans le deuxième livre des préludes pour piano) il est devenu un modèle pour les compositeurs futurs dans le sens « inventeur-continuateur » en apportant une nouvelle liberté de l’écriture ainsi que, sans doute, une certaine attitude à adopter sur les plans sonores .